Nanomagnétisme

Magnétotransport dans des hétérostructures 2D et magnétomètres à effet Hall

Le marché des capteurs de champ magnétique est en plein essor depuis quelques années. Les applications concernées brassent un large éventail de domaines, allant de la bio-détection au secteur de l’automobile, en passant par l’électronique grand public, les capteurs de position et de mouvement, la cartographie de champ magnétique (imagerie), le stockage magnétique et la recherche fondamentale en magnétisme ou en supraconductivité. La technologie la plus simple pour détecter un champ magnétique est basée sur la mesure du tenseur de résistivité d’un matériau conducteur immergé dans un champ magnétique, dont l’action peut induire l’apparition d’une magnétorésistance ou l’apparition d’une tension, dite tension de Hall proportionnelle et transverse à la fois au courant et au champ magnétique. Ainsi, un capteur de champ magnétique dit à effet Hall est facilement utilisable, non invasive, possède une réponse linéaire et peut fonctionner sur une large gamme de température, de champ magnétique ou même de fréquences. Les technologies de capteurs à effet Hall actuelles utilisent soit du silicium en raison de faibles coûts de fabrication et de la compatibilité avec les procédés C-MOS soit des semi-conducteurs à haute mobilité tels l’InSb ou l’InAsSb, qui bien que plus onéreux offrent des performances supérieures. La découverte du graphène en 2004, matériau purement bidimensionnel constitué d’une couche monoatomique de carbone, possédant un nombre de porteurs extrêmement faible (1011cm2) et une mobilité électronique record (150 000 cm2/(V.s) à température ambiante, a permis le développement de capteurs à effet Hall 4 fois plus performants que les capteurs à base d’InAsSb et jusqu’à 100 fois plus performants que les capteurs en silicium. Les capteurs à effet Hall en graphène rivalisent ainsi, en termes de résolution magnétique, avec des capteurs à base de jonctions supraconductrices (SQUID) ou avec des capteurs magnétorésistifs ferromagnétiques type GMR ou TMR [B. Shaeffer et al., Nat. Com, 11, 4163 (2020), D. Collomb et al., J. Phys.: Cond. Mat. 33, 243002 (2021)]. Dans l’équipe Nanomagnétisme, nous développons des capteurs à effet Hall à base de graphène afin d’exploiter leurs performances exceptionnelles dans des mesures de magnétométrie ultra fines sur des nano-objets magnétiques individuels comme les nanoparticules élaborées dans l’équipe NCO du LPCNO ou sur des matériaux magnétiques 2D de type van der Waals (CrBr3, CrI3…). Nous souhaitons aussi démontrer que les capteurs à effet Hall en graphène sont une alternative sérieuse aux capteurs GMR et TMR pour faire de la détection de résonnance ferromagnétique à l’échelle nanométrique (collaboration avec le CEMES).
Fabrication et modélisation
Nos capteurs à effet Hall (cf. figure « Fabrication et performances ») sont fabriqués à partir d’hétérostructures h-BN/graphène monocouche/h-BN grâce à des techniques d’exfoliation avancées basées sur la « pick-up technic » [L. Wang et al., Science. 342, 614 (2013), F. Pizzochero et al., Nat. Com. 7, 11894 (2016)] (cf. figure : « Pick-up technic ») et sur des procédés de gravure plasma SF6/O2. Nous réalisons ainsi des structures très propres avec peu de défauts, de bulles ou d’impuretés provenant des processus de fabrication, ce qui nous permet d’obtenir des mobilités élevées et des dopages résiduels faibles.
Figure « Pick-up technic » a) Photo du système de « pick-up ». b, c, d) La couche du haut de h-BN est attrapée à une température T > 60°C grâce à une lame de verre recouverte de PDMS (PolyDiMethylSiloxane) et de PC (PolyCarbonate). e) La monocouche de graphène est attrapée avec la lame recouverte de h-BN à T > 80°C. f) Même procédure que précédemment pour attraper la couche de h-BN du dessous. g, h, i) Relargage de l’empilement à T = 180°C sur un substrat possédant des marques en Au permettant la localisation pour la connexion électrique et dissolution du PC dans du chloroforme.
Nous obtenons ainsi des sensibilités SI en champ magnétique de l’ordre de 5500 Ω/T (cf. figure « Fabrication et performances ») équivalentes à ce qui se fait de mieux dans la littérature [J. Dauber et al., Appl. Phys. Lett. 106, 193501 (2015)].
Figure « Fabrication et performances »  
a) Hétérostructure h-BN/graphène mono couche/h-BN de 8µm de long et 500nm de large connecté à des électrodes en Cr/Au. b) Sensibilité SI en fonction de la tension de grille Vg  d’un capteur de Hall typique made in LPCNO. Mesure réalisée à T = 300 K, B = 0,1 T et I = 1 µA. c) Résistance longitudinale d’un capteur typique made in LPCNO à T = 4 K et I = 1 µA. Les caractéristiques de l’effet Hall quantique sont clairement visibles démontrant la propreté des hétérostructures.
Figure « Fabrication et performances » a) Hétérostructure h-BN/graphène mono couche/h-BN de 8µm de long et 500nm de large connecté à des électrodes en Cr/Au. b) Sensibilité SI en fonction de la tension de grille Vg d’un capteur de Hall typique made in LPCNO. Mesure réalisée à T = 300 K, B = 0,1 T et I = 1 µA. c) Résistance longitudinale d’un capteur typique made in LPCNO à T = 4 K et I = 1 µA. Les caractéristiques de l’effet Hall quantique sont clairement visibles démontrant la propreté des hétérostructures.

Afin d’optimiser les performances des capteurs à effet hall en graphène et comprendre l’influence de la géométrie, du profil du dopage électronique, de la densité de défauts et des différents régimes de diffusion des porteurs de charges nous avons mené des études fondamentales des propriétés galvanomagnétiques du graphène en faisant varier plusieurs paramètres tels que le champ magnétique, la température, les conditions de polarisation et la qualité des échantillons. Ainsi, nous avons pu développer un modèle numérique d’un capteur en graphène capable de reproduire quantitativement l’amplitude de l’effet Hall, l’amplitude de la résistance longitudinale, la dépendance de la résistance et de la sensibilité en fonction de la tension de grille et du courant de polarisation (cf. figure « Modèle ») ainsi que la magnétorésistance en fonction du champ magnétique [L. Petit et al., article en cours de préparation]. Notre modèle basé sur le formalisme de Boltzmann et dont l’originalité repose sur la modélisation semi-empirique des poches d’électrons et de trous induites dans le graphène par les impuretés, permet ainsi de combler les lacunes du modèle à deux porteurs communément utilisé pour décrire les propriétés de transport du graphène [B. Chen et al., Carbon. 94, 585 (2015) ; M.K.Joo et al., ACS Nano. 10, 8803 (2016) ; G. Song et al., Com. Phys. 2, 65 (2019)]. Nous avons ainsi démontré le rôle clé des inhomogénéités de dopage dans le graphène sur la forme de la magnétorésistance ainsi que le rôle essentiel du courant de polarisation sur la modulation du dopage au sein du canal et donc son impact sur l’amplitude de l’effet Hall. En outre, le modèle que nous avons développé permet de prédire la réponse des capteurs en graphène sous n’importe quelle excitation magnétique, qu’elle soit homogène dans l’espace, inhomogène ou même dépendante du temps.

Figure « Modèle »  
a, b) Cartographie expérimentale de la résistance 4 pointes R et de la sensibilité SI d’un capteur en graphène CVD made in LPCNO (photo en incrustation) en fonction du courant I et de la tension de grille Vg. c, d) Cartographie simulée de la résistance 4 pointes R et de la sensibilité SI. e) Résistance 4 pointes (courbe noire : expérience, courbe rouge : modèle) pour I = 10 µA. f) Sensibilité du capteur pour I = 10 µA et B = 250 mT (courbe noire : expérience, courbe rouge : modèle).
Figure « Modèle » a, b) Cartographie expérimentale de la résistance 4 pointes R et de la sensibilité SI d’un capteur en graphène CVD made in LPCNO (photo en incrustation) en fonction du courant I et de la tension de grille Vg. c, d) Cartographie simulée de la résistance 4 pointes R et de la sensibilité SI. e) Résistance 4 pointes (courbe noire : expérience, courbe rouge : modèle) pour I = 10 µA. f) Sensibilité du capteur pour I = 10 µA et B = 250 mT (courbe noire : expérience, courbe rouge : modèle).
Résonnance ferromagnétique et détection d’onde de spin
La magnonique consiste à utiliser et manipuler les ondes de spins dans les matériaux magnétiques pour transporter l’information à la place des électrons dans les composants électroniques actuels. L’avantage d’utiliser les ondes de spins réside dans le fait que leurs fréquences se situent dans la gamme de la dizaine de GHz et que leur propagation dans un matériau ferromagnétique se fait sur des distances allant de quelques microns à quelques millimètres avec très peu de pertes en énergie. Ces caractéristiques sont essentielles pour réaliser des dispositifs rapides et économes en énergie. De nombreuses démonstrations micro et macroscopiques de composants magnoniques ont été réalisées ces 10 dernières années comme preuve de concept de l’agilité des ondes de spins à remplir les fonctionnalités élémentaires de la micro-électronique. Parmi ces applications on peut citer la réalisation de portes logiques, la transduction ou le multiplexage fréquentiel, la réalisation de composants de type transistors, diodes, filtres etc… Afin de transposer ces concepts à l’échelle nanométrique plusieurs verrous doivent être levés comme la détection d’ondes de spins à l’échelle nanométrique. La principale piste explorée actuellement se focalise sur l’augmentation des performances des capteurs GMR et TMR afin d’atteindre les sensibilités suffisantes pour détecter les faibles champs magnétiques rayonnés par les ondes de spins à l’échelle nanométrique. Dans l’équipe Nanomagnétisme nous souhaitons démontrer que les capteurs à effet Hall en graphène sont une alternative sérieuse aux GMR et TMR pour réaliser la détection d’onde de spin à l’échelle nanométrique, que ce soit en termes de performances ou en termes de coût de fabrication, un capteur en graphène ne nécessitant pas de matériaux rares et chers comme l’iridium ou le tantale.
Figure « Résonnance ferromagnétique » 
a) Principe de détection de la résonance. Le capteur à effet Hall en graphène est déposé sur l’antenne. Meq et Mprec sont les aimantations à l’équilibre et sous précession.  b) Cartographie simulée de la moyenne temporelle des variations du champ magnétique ∆B  rayonné par la structure en NiFe (mode de résonnance ferromagnétique d'un pilier de NiFe de 1µm de large et 20nm d'épaisseur, μ0Hz = 1T, μ 0hrf= 0. 1mT.  c) Variation de la tension de Hall ∆Uh induite par la précession de l’aimantation dans le GHS (capteur de 400nm de large situé à 50nm au-dessus du pilier).
Figure « Résonnance ferromagnétique » a) Principe de détection de la résonance. Le capteur à effet Hall en graphène est déposé sur l’antenne. Meq et Mprec sont les aimantations à l’équilibre et sous précession. b) Cartographie simulée de la moyenne temporelle des variations du champ magnétique ∆B rayonné par la structure en NiFe (mode de résonnance ferromagnétique d'un pilier de NiFe de 1µm de large et 20nm d'épaisseur, μ0Hz = 1T, μ 0hrf= 0. 1mT. c) Variation de la tension de Hall ∆Uh induite par la précession de l’aimantation dans le GHS (capteur de 400nm de large situé à 50nm au-dessus du pilier).
Grâce au modèle numérique que nous avons développé, nous explorons la faisabilité de détecter des ondes de spins à l’échelle nanométrique avec un capteur à effet Hall en graphène. En collaboration avec le CEMES nous avons effectué des simulations numériques sur une structure modèle constituée d’un pilier en NiFe déposé sur une antenne en Au, recouvert d’une couche passivante de Si3N4 , sur laquelle est déposé le capteur à effet Hall en graphène (cf. figure « Résonnance Ferromagnétique »). Le principe de détection consiste à mesurer les variations du signal de Hall lorsque l’aimantation du pilier précesse sous l’effet d’une excitation radiofréquence hrf imposée par l’antenne et d’un champ statique Hz appliqué perpendiculairement au pilier (cf. figure « Résonnance ferromagnétiqe »). En effet, la diminution de la moyenne temporelle de la composante Mz lorsque la fréquence d’excitation correspond aux modes propres du pilier induit une variation de la tension de Hall continue ∆Uh. En combinant des simulations du capteur (LPCNO) et des simulations micromagnétiques (CEMES), nous estimons des variations ∆Uh de l’ordre de 10 µV, ce qui est bien plus grand que le niveau de bruit (<1 µV) des capteurs en graphène actuels. Ces résultats préliminaires laissent entrevoir le potentiel des capteurs à effet Hall en graphène [L. Petit et al., article en cours de préparation].